JUSTICE MALADE - #justicemalade
[30/11/2021]
Témoignages de magistrats ensuite de la tribune au journal LE MONDE - article de LIBERATION par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 29 novembre 2021 à 20h13Témoignages
Magistrats : grand corps malade
Burn-out, sous-effectifs… Depuis le suicide d’une magistrate et la publication d’une tribune dans «le Monde», la colère des professionnels de la justice prend de l’ampleur. Ils racontent à «Libé» leur souffrance au travail et la dégradation de l’institution.
Intensification du travail et sous-effectifs chroniques, épuisement généralisé et perte de sens… Ainsi pourrait-on résumer la gageure quotidienne des magistrats. (JEAN-MICHEL DELAGE/Hans Lucas via AFP)
par Chloé Pilorget-Rezzouk
publié par LIBERATION le 29 novembre 2021 à 20h13
Jusqu’où portera le vent nouveau de ce qu’on nomme déjà «l’appel des 3 000» ? Depuis une semaine, le milieu judiciaire ne parle que de cette tribune, écrite après le suicide survenu en août de Charlotte, juge placée de 29 ans, qui avait alerté sur ses deux premières années d’exercice «particulièrement éprouvantes». Neuf de ses ex-collègues ou camarades de promotion de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) étrillent une justice «qui maltraite les justiciables, mais également ceux qui œuvrent à son fonctionnement», une logique «gestionnaire» dévorant le cœur du métier et un «dilemme intenable» pour les bouches de la loi : «juger vite, mais mal, ou juger bien, mais dans des délais inacceptables». En moins de quarante-huit heures, un tiers des magistrats (on en compte 9 090) ont signé ce manifeste atteignant maintenant plus de 6 125 signatures (dont plus de 5 000 magistrats en poste ou en devenir et plus de 900 greffiers)…
Une spontanéité massive et inédite au sein d’un corps peu enclin à la mobilisation collective, cadenassé entre devoir de réserve et loyauté à l’institution. Et qui «nous interpelle collectivement», ont salué les chefs de cour et de juridiction dans une lettre ouverte. «L’enjeu est de trouver quelle traduction peut être donnée à cette tribune», expliquait vendredi l’entourage du garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, en amont de sa rencontre avec 30 magistrats parmi lesquels les rédacteurs de la tribune déflagratoire publiée le 23 novembre par le Monde. Ces derniers seront reçus ce mardi au Conseil supérieur de la magistrature par Chantal Arens et François Molins, les deux plus hauts magistrats du pays. Car le texte dit surtout la grande fatigue d’une profession. Des motions se multiplient pour refuser de participer aux «états généraux» lancés en grande pompe par le président Macron, mais jugés «inutiles et inefficaces», ou pour protester contre le manque de magistrats et greffiers. Même les robes noires, avec lesquelles les relations sont loin d’être un fleuve tranquille, ont affiché sans réserve leur soutien.
«Comment ne pas avoir honte de la justice ?»
Intensification du travail et sous-effectifs chroniques, épuisement généralisé et perte de sens… Ainsi pourrait-on résumer la gageure quotidienne des magistrats : comment rendre de nobles décisions quand les moyens humains restent insuffisants, que les délais peinent à se résorber et que les contentieux ne cessent de croître ? Sur Twitter, les récits jaillissent les uns après les autres, dévoilant les coulisses d’une #justicemalade : «J’ai continué à rédiger mes jugements deux jours après mon interruption médicale de grossesse. Je culpabilisais de “foutre la merde dans le service” en abandonnant mes collègues» ; «Une collègue annonçait qu’elle venait de faire une fausse couche. Elle s’est prise en pleine face : “Désolé pour toi, mais c’est une bonne nouvelle pour le service”…»
Parmi les professionnels interrogés par Libération, chacun a un amour démesuré de son métier en même temps qu’une histoire de souffrance à raconter. Il y a cette jeune juge qui pleure dans sa voiture sur le chemin du tribunal. Cette autre qui hésite à deux fois avant d’aller chez le médecin, «parce qu’il y a un risque qu’il m’arrête». Et qui, une fois arrêtée, vient spontanément récupérer ses «35 dossiers en attente de rédaction» parce qu’elle ne sera pas «en capacité de rattraper le retard» à son retour. Cette magistrate, immobilisée après une mauvaise chute, dont l’époux est allé récupérer sur une aire d’autoroute une pile de dossiers transmis par sa hiérarchie afin de rédiger les jugements depuis son domicile. Ce juge des enfants, qui a dû remplacer sa greffière partie en congé maternité. «Pendant quatre mois, j’ai fait à la fois mon travail et celui de greffier. La souffrance vient aussi de là : il manque toujours quelqu’un.»
«En juridiction, les problèmes de fonctionnement sont déclinables à l’infini, abonde Laurie (1), parquetière chevronnée. Comment ne pas avoir honte de la justice, quand on met des années à statuer sur un licenciement ? Quand on juge les gens à minuit alors qu’ils attendent leur tour depuis 13 heures ? Quand on doit refuser certains actes d’enquête parce qu’ils sont trop chers ?» Atteinte d’un mal de dos «carabiné» et d’un eczéma chronique, elle aussi s’est déjà rendue souffreteuse à une audience pour éviter son renvoi. «Je pleurais de douleur dans les toilettes… Mais quand vous avez une victime d’agression sexuelle et que vous renvoyez le dossier à huit mois parce que le magistrat est malade, ça la fout mal.»
En 2019, 80?% des magistrats jugeaient que la charge de travail avait un impact sur la qualité de leurs décisions. (Robert Terzian/Divergence)
«Je travaillais trois week-ends sur quatre»
La tribune l’affirme : «Les arrêts maladie se multiplient.» Difficile de confirmer le constat, le ministère n’étant pas en mesure de fournir leur nombre (non centralisé). Depuis 2016, on sait que 24 magistrats ont démissionné. «Il ne faut pas imaginer que parce qu’on est dégoûté du métier, les démissions arrivent par dizaines, nuance Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche). Mais on sent que quelque chose change : aujourd’hui, j’entends certains dire qu’ils ne finiront pas leur carrière dans la magistrature. Il y a dix ans, personne ne disait ça.» Cela fait des années que les organisations professionnelles alertent sur l’état d’épuisement physique, voire psychique d’une partie du corps. En juin 2019, selon une enquête réalisée par le SM auprès de 700 professionnels, 80% jugeaient que la charge de travail avait un impact sur la qualité de leurs décisions. Un tiers se disait en situation de souffrance.
«Quand j’ai commencé, je travaillais trois week-ends sur quatre», se souvient Jean-Jacques, magistrat du siège passé par plusieurs juridictions de province, qui n’a pas oublié la visite d’une consœur allemande au palais de justice : «Elle était effarée de voir que nous fonctionnions comme des ouvriers à la chaîne.» Actuellement, le stock de dossiers au civil (affaires familiales, contentieux de la propriété, surendettement, etc.) s’élève à 1,8 million, d’après une note de la Cour des comptes publiée en octobre. On compte 11 juges pour 100 000 habitants contre 21 en moyenne chez nos voisins européens, selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) du Conseil de l’Europe, qui relève que la France «affiche le plus petit nombre de procureurs en Europe ou presque» alors que les tâches du parquet sont parmi les plus étoffées.
Une vice-procureure résume, limpide : «Il y a à peine plus de magistrats aujourd’hui qu’à la fin du XIXe, lorsque nous étions 38 millions…» Malgré une hausse du budget de 22% depuis 2011, dont deux «historiques» sous le mandat d’Eric Dupond-Moretti, la France reste à la traîne, avec un investissement moyen de 0,2% de son PIB dans la justice. Dans l’enquête «L’âme du corps, la magistrature française dans les années 2010», plus de 40% des professionnels interrogés par les sociologues Yoann Demoli et Laurent Willemez disaient travailler en soirée tous les jours ou plusieurs fois par semaine, et près de 80% au moins un week-end par mois. Le duo de chercheurs soulignait : «Tensions et difficultés sont particulièrement aiguës pour les magistrats les plus jeunes, travaillant de façon solitaire.» Une fois sortis de l’ENM, les auditeurs de justice sont affectés à des zones ou des postes que n’ont pas désirés les magistrats déjà dans le circuit.
«La hiérarchie étouffe la souffrance au travail»
Floriane (son prénom n’a pas été modifié), 29 ans, est une des corédactrices de la tribune. Après un an comme juge des contentieux de la protection à Mayotte, elle a quitté le métier. «La démission m’apparaît comme le seul moyen de panser ma désillusion», écrit-elle dans sa lettre de départ, publiée dans la revue Délibérée. Après «toute cette énergie dépensée pour entrer dans la magistrature», le choix fut cornélien pour cette fille d’un employé de la marine marchande et d’une mère au foyer. «Personne ne peut être un bon juge avec les outils qu’on nous donne. Ceux qui veulent faire un travail de qualité passent leur vie dans les juridictions : c’est comme entrer dans les ordres.»
Au tableau des déconvenues : carriérisme et silence de plomb, qui veut qu’on ne dise jamais rien dans ce milieu où «les réputations sont vite faites». «Que fait l’institution de cette souffrance ? Elle la tait comme elle tait ses manifestations», écrit-elle encore. S’épancher sur ses doutes est souvent perçu comme une faiblesse. «On a de telles responsabilités qu’on doit se montrer à la hauteur, on ne s’autorise pas à se plaindre», confie un juge parisien. Aucun lieu de prise en charge n’est prévu dans les couloirs des palais pour accueillir celui qui souhaiterait déposer son mal-être ou ses angoisses. Seul existe un numéro vert d’assistance psychologique. «La hiérarchie étouffe la souffrance au travail, car elle est dans une dynamique de rendement», avance carrément un autre.
Emilie a le même âge que Floriane, 29 ans. Magistrate depuis deux ans dans une zone rurale, cette fille d’ouvriers a une certitude : «Je ne ferai pas ça toute ma vie.» Les conditions d’exercice sont loin de ressembler à ce qu’elle s’était imaginée. «A l’école, on nous apprend à juger dans les règles de l’art. Quand on arrive en juridiction, une masse de travail s’abat sur nous.» Il faut toujours absorber le volume des stocks, réduire les délais de traitement. La jeune juge d’application des peines a appris à travailler en mode dégradé : «Je motive moins mes jugements. Je priorise aussi les dossiers, en identifiant des profils plus dangereux que d’autres.» Désabusée : «Les conditions dans lesquelles on exerce nous conduisent à maltraiter le justiciable alors qu’on a justement embrassé ce métier pour le servir.» Comme beaucoup, elle craint qu’on lui reproche une erreur. «Je peux très bien passer à côté d’un profil, et si je passe à côté, on viendra me le rappeler, me demander pourquoi je n’ai pas pris le temps, et je ferai l’objet d’une inspection.»
Une forme de pression supplémentaire, en sus de laquelle s’ajoute un discours ministériel jugé «déconnecté» de la réalité du terrain. «Ça se dégrade... Il y a un certain sentiment de mépris et de suspicion de notre haute hiérarchie», abonde une parquetière déjà citée. «Le plus dur à vivre pour les magistrats, ce sont les injonctions contradictoires : à la fois traiter le plus grand nombre de dossiers et le plus vite possible, et le fait qu’on leur demande d’être à l’écoute, de privilégier la médiation ou individualiser le traitement des affaires. Cela suscite en eux des tensions très fortes», souligne la sociologue Cécile Vigour. Autant de difficultés auxquelles s’ajoute une inflation législative, qui «contribue à l’augmentation des délais de traitement des affaires», soulevait la Cour des comptes dans la note précitée. Dernier exemple, l’entrée en vigueur au 30 septembre du code de justice pénale des mineurs : les trames de jugement n’étant pas encore mises à jour dans le logiciel, les juges sont contraints de les écrire à la main… «Cette souffrance au travail n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle explose sur la place publique et met le ministère face à sa responsabilité, analyse le magistrat et essayiste Denis Salas. Il faut que toutes les institutions entendent ce grand cri de colère.»
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.